DU STYLE DES CHANTS

 

B. C. à B. B., le 23 novembre 2011

Bonjour Brice,

[…] Je t'ai lu depuis notre rencontre et j'espère qu'on aura l'occasion de discuter un jour ou l'autre.

Tes textes ont d'évidentes qualités mais j'ai aussi des réticences : en gros elles portent sur la question du temps : du présent, du passé.

Il y a une dimension un peu archaïsante de tes textes — sciemment je sais bien — et un amour de la « belle langue » qui est un peu l'amour d'une langue perdue, non ? Alors je connais tes filiations et je partage ton rejet politique de « l'époque ». La question est peut-être « qu'est-ce qu'un rejet qui ne soit pas un retour à ».

Une écriture se doit d'être instruite, se nourrit du passé, mais il me semble qu'elle doit être en même temps invention d'un présent. Voilà, c'est cette invention d'un présent que je ne trouve pas dans tes textes, et qui me manque. Tu me diras peut-être ce que tu en penses, si tu penses que je me trompe ou si tu assumes.

Bien à toi,

B.

*

B. B. à B. C., le 25 novembre 2011

Cher B.,

[…] Tes remarques rejoignent mes préoccupations, lesquelles ces temps-ci m’ont conduit à une crise de style – attendue et, je le sens et le sais, salutaire.

Non que je sois sur le point d’écrivailler postmodernistement, non que je rejette la dimension « un peu archaïsante » de mes chants que, comme tu me tends la perche, j’assume sciemment. Je ne recherche pas à tout prix seulement ce léger archaïsme : il y a avant tout la recherche d’un rêve d’avenir, bien sûr pas limité à mes quelques néologismes (qui pourront encor paraître archaïsants).

Si on veut, oui, j’ai depuis bien longtemps la croyance, l’espérance, d’une langue perdue qui serait retrouvée, mais non pas une langue passée et perdue, une langue perdue du passé, à retrouver dans le passé. J’imagine plutôt cette langue perdue mais présente, ici et maintenant, à retrouver ici et en avant, dans le rêve d’avenir.

Au début, dans ma définition personnelle du romantisme j’ai inclus : l’apocatastase de tous les mots issus de tous registres du langage. J’en voyais trace dans Dante l’archiromantique, où la merde est accueillie (mais certes placée à une place particulière et pas ailleurs) dans le même monument (la Comédie) que le trasumanar ou l’amour che move il sole e l’altre stelle. Et je fus fou de joie de trouver chez l’un de mes Maîtres, Saint-Pol-Roux, son texte Le style c’est la vie de 1896, où le poète accueille une révolte de mots bannis et menés par la merde, justement, aussi vieux que la rose.

Puis, en moi, ce principe pancratique (ou alors démocratique à condition que tout soit peuple) est venu contaminer les temps : j’ai voulu ne plus différencier les mots dits archaïques des mots dits contemporains et des mots qui traversent le temps plus longtemps (amour, mort, merde, rose). Ceci est, oui, absolument assumé et fait partie de mon Credo. Cette assomption mène à une autre : Mon idéal est l’atemporalité.

Un écrit de son temps aussitôt est daté. Par exemple, autrefois j’ai aimé avec passion le symbolisme (français), mais récemment après lecture d’une anthologie (chez Seghers), compilant bienheureusement autant les grands que les petits, j’en ai eu et la nausée et l’impression qu’un seul poète avait écrit ces 400 pages de poèmes.

C’est vanité que de vouloir échapper à son temps, mais au moins l’écriture permet d’y rêver. Peut-être mes rêves écrits ont-ils par endroits (ou partout ?) une couleur archaïsante et semblent dès lors désirer s’échapper vers le passé. Mais ça n’est pas mon intention.

Si tu n’as vu que la dimension archaïsante, alors j’ai failli auprès de toi dans ma recherche de cet idéal d’atemporalité, et je faillirai auprès d’autres : l’atemporalité rêvée sera perçue très temporelle, et temporellement passée.

Mon rejet de l’époque, que tu partages (ce dont je suis bêbêtement ému, bien que cela ne m’étonne du tout), je n’ai jamais voulu qu’il soit un « retour à ». Sauf un retour au Soi de l’humain du cosmos éternellement neuf. Mais pas un retour au passé chronologique, jamais. Je suis absolument d’accord avec l’« invention d’un présent » que doit être une écriture, l’« invention d’un présent » étant pour moi un autre nom de l’utopie, de l’avenir toujours présent. Mais inventer, comme dans le dicton alchimique finissant par labora et invenies : Inventer, c’est trouver. Trouver quelque chose déjà là mais invisible avant son « invention », quelque chose qui dès que trouvée est éternellement neuve et fontaine.

Cette « invention d’un présent », tu ne l’as pas trouvée dans mes chants, et je ne sais que répondre à cela. Autour de moi, parmi mes Amis impitoyables (sans quoi ils ne seraient pas mes Amis), certains l’ont trouvée, d’autres pas : cela ne m’appartient pas. Je ne sais pas moi-même si je l’ai trouvée. Je ne crois pas, parce que je poursuis. Je crois un peu, parce que je poursuis.

Si j’ai peut-être l’amour de la « belle langue » (j’ignore ce qu’elle est précisément, et pourtant cela ne me conduit pas à un relativisme du mais-c’est-quoi-la-belle-langue-tout-est-beau-et-rien-n’est-beau), c’est qu’entêté je crois comme un enfant à la triade du Bon et du Beau et du Vrai. Je sais aussi qu’il existe la beauté du diable, le beau au service du mensonge (auquel je participe car je suis encore un animal hominidé) – mais ceci n’infirme en rien la Triade (à mes yeux).

Si je me penche vers le passé, ça n’est pas en réac passéiste. Tu connais mes filiations : c’est donc plus dans le sens de l’Ernst Bloch, du Walter Benjamin, que je suis excité de trouver dans le « passé non réglé » des perles d’avenir (présent toujours, mais rarement manifesté tant que perdure notre préhistoire).

Mais je sais que tu parles du style surtout, si tu me permets un instant de séparer idiotement forme et fond – je ne veux pas faire semblant de ne pas te comprendre : Tu sais que je ne veux pas revenir au passé. Tu parles surtout de la forme archaïque pour dire l’avenir.

Je sais avec certitude que mon écriture est appelée à se métamorphoser, qu’elle le fait déjà un peu, et peu à peu. Déjà, il y a pour moi une distance entre le Chant de Laura & Roberto, celui de Michel Eyquem d’une part, et les précédents, par exemple celui d’Artéfius et celui de Johann Valentin, lesquels, bien que « situés » en Utopie, ont en effet une couleur archaïsante.

En fin de compte, je me demande si la dimension archaïsante, prêtant le flanc au reproche assez compréhensible de nostalgie réactionnaire (ou de manque d’invention d’un présent), je me demande si elle n’est pas aussi problématique (mais pas fautive) que la catégorie de Heimat chez Ernst Bloch. Imagine ce mot très chargé au sortir de la guerre et du nazisme : Quelle belle folie s’est emparée du grand Bloch de s’emparer de ce mot pour le retourner en symbole utopique non réactionnaire ? Comme si aujourd’hui on prenait le mot « terroir » pour en faire l’emblème d’une révolution utopique en avant et émancipatrice.

Au fond, et sans tomber dans un vain relativisme, cela est affaire de perception, d’idiopinion et de vue du mental : Qui nous dit que demain la dimension archaïsante ne sera pas le signe d’un élan vers l’avenir ?! (Cela est déjà arrivé, par exemple : Marx et Engels, avec Bachofen et son matriarcat communiste primitif.) 

[…] Amicalement,

Brice

Brice Bonfanti